Projet « Erleb-AR » : faire revivre le passé

Un prototype ne constitue de loin pas encore un produit : c’est ce que révèle un projet de réalité augmentée de la Haute école spécialisée bernoise BFH. Après avoir pris près d’un an de retard, le projet a finalement abouti. Le patrimoine culturel considérable de trois sites reprend vie dans trois cantons.

Le projet « Erleb-AR » ne date pas d’hier. Son histoire débute en 2015. L’ingénieur bernois Urs Emch s’était alors approché du groupe de traitement d’image et Computer Graphics de l’Institute for Human Centered Engineering HuCE de la BFH. Il se demandait si la Christoffelturm, qui trônait sur la place de la gare de Berne avant d’être démolie il y a 150 ans, ne pourrait pas être ressuscitée grâce à la réalité augmentée (RA). L’objectif a séduit d’emblée le groupe qui a tenu à relever le défi : qui, en effet, en parcourant des sites de fouilles historiques tels que Pompéi, Augusta Raurica ou Avenches, ne rêve de pouvoir visualiser les monuments d’autrefois sous un angle précis et stable grâce à la fonction vidéo de son smartphone ou de sa tablette ?

Le caractère novateur et pertinent du projet n’a malheureusement pas suffi à convaincre la CTI, l’organisation devenue depuis Innosuisse. Cependant, en accordant au groupe de travail de la BFH un crédit de 50 000 francs pour réaliser une étude de faisabilité, la Fondation Hasler, qui a pour vocation d’encourager les technologies de l’information et de la communication, lui a permis de démontrer le potentiel de son approche. Cette étude a également remporté l’adhésion du jury au concours « Patrimoine pour tous » de l’Office fédéral de la culture OFC en 2018, qui a finalement alloué 238 000 francs pour la mise en œuvre du projet. En contrepartie, les initiateurs se sont engagés à développer une application pour les systèmes iOS et Android, apte à ressusciter quatre objets sur quatre sites. Ce sont finalement six objets répartis sur trois sites qui ont bénéficié de la collaboration avec des historien-ne-s et des archéologues : la Christoffelturm à Berne, ainsi que les temples et théâtres romains d’Augst (BL) et d’Avenches (VD).

La problématique de la RA à l’extérieur

On pense souvent que l’évolution actuelle de la RA permet de l’appliquer à tous les domaines sans aucune restriction. Cela n’est toutefois vrai qu’en cas d’éclairage constant, qu’on ne trouve généralement qu’à l’intérieur. Fondamentalement, la RA est un système de navigation grâce auquel on tente de trouver en permanence, à partir de la vidéo, la position et l’orientation exactes de l’appareil mobile. Les fondements mathématiques de cette technologie étaient autrefois appelés photogrammétrie. Le seul apport nouveau de la RA est qu’elle permet désormais d’effectuer cette localisation 30 fois par seconde sur un appareil mobile. On distingue donc les domaines d’application suivants :

RA ad hoc : Sur les images d’une vidéo, on peut reconnaitre des points d’angle très contrastés qui peuvent être utilisés pour former des points en 3D devant la caméra. Ce nuage de points permet de déterminer la localisation de l’appareil mobile et de superposer à la vidéo un graphique en 3D en utilisant la même projection de la caméra vidéo. Si on se déplace ou si on déplace la caméra, on a l’impression que l’objet superposé reste véritablement dans la pièce, devant la caméra. Par exemple, l’application de RA d’IKEA peut être utilisée pour afficher des meubles à l’échelle dans son salon.

Persistent-AR : Si l’on souhaite revoir le meuble le lendemain, exactement au même endroit, on doit sauvegarder le nuage de points 3D créé lors de la première visite. C’est exactement l’objectif poursuivi par le projet de la BFH pour l’extérieur : les monuments historiques disparus devraient toujours pouvoir être représentés sur leur site d’origine. La solution proposée par le groupe de projet consistait à assembler un grand nuage de points à partir de plusieurs vidéos d’un lieu (par exemple, la place de la gare à Berne) et à le stocker sur un serveur. L’application le télécharge ensuite et peut se relocaliser précisément en utilisant ce nuage. Comme cela nécessite un très grand nuage de points, de nombreuses vidéos ont dû être enregistrées sous différents angles à chaque endroit et les données ont ensuite été compressées.

Il a fallu résoudre également le problème de la relocalisation initiale, qui fonctionnait de manière aléatoire. Cela s’explique par le fait que les vidéos qui ont servi à la création des nuages de points ont été enregistrées à des moments de la journée et sous des angles du soleil différents de ceux qui ont servi aux tests finaux. L’équipe a ensuite tenté de former le nuage de points uniquement à partir de coordonnées (points d’angle contrastés) qui apparaissent dans toutes les vidéos et ont été prises depuis le même angle d’observation. Le fait que les sites d’Augst et d’Avenches soient désormais entourés de nature a rendu la démarche encore plus ardue. Créer un nuage de points à partir d’arbres et de prairies n’a aucun sens : car la technologie ne fonctionne plus lorsque les arbres ont perdu leurs feuilles ou que la prairie a été tondue. L’équipe de projet a résolu ce problème en créant un petit nuage de points au niveau de certains panneaux d’information comme marqueur initial servant à la relocalisation.

Ressources épuisées

Grâce au nuage de points à luminosité invariable et aux marqueurs initiaux, le taux de réussite des tests à la fin de la période régulière du projet a atteint environ 75 %. Un projet classique de recherche appliquée et de développement aurait pu se conclure dans ce cas par un rapport plutôt favorable et une démonstration convaincante. Or les auteur-e-s du projet « Erleb-AR » avaient promis à l’OFC de concevoir une app publique disponible dans les boutiques d’applications Apple et Google. Celle-ci devait aussi porter le nom de la BFH et des auteurs. Aussi innovante que la solution développée eût été pour les 75 % qui fonctionnaient, son échec demeurait inacceptable pour les 25 % restants. L’utilisateur ne se préoccupe absolument pas de la façon dont le processus fonctionne en arrière-plan. C’est pour cette raison que le groupe de projet a décidé de remplacer complètement la localisation initiale. Pour ce faire, il a développé une solution d’urgence en deux étapes : dès que l’utilisateur ou l’utilisatrice a confirmé sa propre position, l’augmentation (superposition du bâtiment en 3D) commence. À partir de là, il ou elle peut à nouveau se déplacer librement et le suivi se fait par le biais du nuage de points ad hoc.

Tirer les enseignements du projet

Tout cela confirme qu’un prototype ne fait de loin pas encore un produit. De nombreux ingénieur-e-s sont d’avis que leurs prototypes doivent simplement être joliment emballés. Dans les propositions de projet, on a tendance à faire des prédictions trop optimistes sur son impact. Lorsqu’un-e partenaire industriel-le accompagne les projets Innosuisse, la responsabilité est partagée. Mais quand on est livré à soi-même, on ressent très fortement la pression pour tenir ses engagements, cela empêche de dormir plus longtemps que ce qu’on souhaiterait.

En outre, il est de plus en plus compliqué de faire admettre un produit dans les magasins d’applications : Apple, en particulier, dispose désormais d’un processus d’approbation strict et imprévisible. Dans le projet qui nous occupe, l’enregistrement n’a pas pris deux semaines, comme prévu, mais deux mois. Pour faire admettre l’app, nous avons dû créer trois vidéos spéciales au total, qui documentent et prouvent son bon fonctionnement sur les sites. Enfin, la communication autour du produit importe également : Outre les rapports d’étape et les rapports finaux habituels et les vidéos de démonstration, ce projet comprenait un site internet, des logos, des dépliants, des affiches et des roll-up de différentes tailles et en trois langues.

Plusieurs interviews accordées à des quotidiens et plusieurs évènements de lancement d’une journée ont complété le travail de communication. Si toutes ces dépenses avaient été intégrées dans le budget initial, le projet n’aurait probablement jamais été approuvé – ou le groupe de projet rechercherait encore des fonds aujourd’hui. En fin de compte, ce qui sauvé ce projet complexe et innovant et nous a permis de le mener à bien – sans parler de son succès sur le plan financier –, c’est la conviction des initiateurs et des soutiens que le produit avait un sens.

 

 

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Marcus Hudritsch
Professeur en Image Processing & Computer Graphics, BFH